jeudi 10 octobre 2013

07.10.13

Ils sont deux. L’homme a une quarantaine d’années, c’est lui qu’on remarque en premier. On le remarque, il se distingue parce qu’il fait partie de ces personnes atypiques que l’on croise parfois ici justement : un pantalon sans teinte précise, les cheveux trop longs et mal coiffés, un tee-shirt violet qui contraste avec tout le reste, serré sur sa poitrine forte et ses bras volumineux. Le regard vide, et une forte odeur d’alcool. C’est le matin. Mais elle. Elle est jeune, elle semble sa fille, elle est enveloppée d’une beauté coquette, préparée avec soin. Ses grands yeux bleus cerclés de noir, ses talons élégants et le jean qui allonge ses jambes, elle est brune avec des traits doux, très doux, comme les yeux qu’elle pose sur lui. Elle le caresse, sans relâche, caresse son visage épais comme un enfant poserait la main sur le corps d’un vieillard ; elle essaye de capter ce regard vide qui s’échappe en-dehors du métro, par-delà la vitre qui parfois laisse apercevoir le jour. Il y a un décalage saisissant entre eux, qui ne réside pas seulement dans la différence d’âge ; elle si belle… il ne la regarde pas, ou si peu : perdu ailleurs, il laisse sa tête reposer contre la barre métallique, le front et la bouche entrouverte contre cette barre où des milliers d’individus ont posé leur main, je ne peux m’empêcher de songer à la quantité de microbes qui doivent se trouver là, contre sa bouche ouverte. Indifférence à tout, et peut-être aussi à elle mais pas toujours : voilà qu’il la regarde, sourit sous ses caresses, attrape ses doigts et joue avec, ne parle toujours pas, ils se regardent en silence. Les sourires sont fatigués. Elle porte avec elle un sac de voyage. Elle caresse encore ses joues, son torse, et puis soudain la station où il s’en va : il attrape ses lèvres presque avec violence, la happe et elle répond à ce baiser, la passion est inadaptée au lieu, indifférente elle aussi à la bouche sale, un instant plus tôt posée contre la saleté anonyme des voyageurs de Paris, sourde à son silence et insoucieuse de l’odeur de l’alcool ; il s’éloigne… déjà, déjà il est dehors, sur le quai. Alors un dernier geste, elle agite la main vers lui et sourit, il y a tant de tristesse dans ce sourire-là, et puis lorsque le train repart encore, lorsqu’il accélère même, elle le cherche toujours, le regarde s’éloigner d’une démarche lente, incertaine, et puis elle. Elle reste seule, ne se cache plus de rien, c’est son regard à elle qui est vide à présent, plus personne à regarder, son sac précieusement à garder, sous ses pieds, et elle s’assoit. Elle pense à lui qui hier soir une fois encore la quittait. Elle étudiante encore, perdue dans une ville qui pourtant l’a vu grandir. Lui dans l’alcool et la peine, malgré cet argent qu’il gagne avec elle, et la violence des coups parfois ; pourtant elle restera toujours, il l’a sauvé comme il dit toujours « souviens-toi »… Et après tout elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle aussi le sauvera peut-être, peut-être… Alors tous les matins qui suivent les nuits sans sommeil, elle se souvient. Sous le regard bleu qui semble gris, il y a ce matin le souvenir d’une rose. 

01.10.13

L’homme qui entre dans le métro 8 porte un blouson noir flottant sur de larges épaules, il est un souci à lui tout seul, ou bien plutôt, plutôt, une anxiété. C’est bien cela une anxiété car c’est plus profond, plus dense : je pense tout-de-suite qu’il n’est pas comme eux. Pas comme eux… Eux sont dans le stress, un stress constant mais léger, comme une habitude qui recouvre tout d’un léger voile, à peine ressenti désormais par les Parisiens pressés, mais qui pourtant m’attaque encore un peu ; alors que lui est dans l’anxiété, le malaise solide qui vous colle au corps et qui est celui des âmes entières.

Regard. Sans mentir, l’homme au blouson noir m’a regardé. J’en resterais presque scotchée à mon siège, parce qu’ici, les gens ne se regardent pas. Vraiment pas, j’essaye pourtant, j’essaye à chaque fois, autour de moi de capter un regard, sans oser espérer le sourire mais au moins juste le regard, une attention d’une toute petite seconde.  Lui vient de me regarder, il y a une question au fond des yeux, qu’il pose sur toutes choses et personnes humaines autour de lui. Il a l’attitude d’un homme peu sûr de lui, un peu perdu ; peut-être n’est-il pas un habitué de ce lieu. Ses mains s’agitent, nerveuses comme deux crabes trapus, les ongles grattent et arrachent des petits morceaux de peau au bout des doigts, là où la chair est la plus tendre la plus douce, vulnérable. Peut-être qu’il se rend à un entretien d’embauche. Il n’est pas vêtu pour, mais ses habits justement, laissent penser qu’il n’a pas beaucoup d’argent, et cela ferait de ce rendez-vous une chose extrêmement importante, stressante pour cette raison, cela pourrait être l’entretien à la fois attendu depuis des mois, et tout autant redouté depuis des heures. Heures sans sommeil ? L’homme a les traits tirés, des cernes entourent ses yeux sans couleur. Place d’Italie, un passager descend. Il se déplace rapidement pour prendre sa place, et assis, sa nervosité semble avoir augmentée, parce qu’à présent il observe encore plus tout autour de lui, son voisin de gauche, le schéma des stations à venir, et puis la bouche est légèrement ouverte. J’en suis sûre désormais, il n’est pas ici en terre connue. Mon petit monsieur, regardez moi encore, vous comprendrez que moi non plus, je ne suis pas à ma place dans ce lieu qui est à tout-le-monde mais surtout à personne ; un seul de vos regards anxieux posé sur moi à nouveau, et nous pourrions parler un peu peut-être, ou juste un sourire, oui un sourire, ce n’est rien et ne changera pas votre situation, mais qui sait, un sourire… cela pourrait être un nuage d’espoir, pour votre terrible épreuve à venir.